En 1949, un feu déclenche la solidarité
par Achille Joyal
C’était une année avant les incendies monstrueux de Rimouski et de Cabano, des catastrophes nationales qui allaient mobiliser les bonnes volontés de tout le Québec.
À la frange laurentienne des Cantons-de-l’Est, sur le piémont des Appalaches émergeant de la plaine du Richelieu, entre Sorel et Drummondville, on trouve une paroisse dotée d’un centre marial. La vie quotidienne s’écoule tranquillement. Les foins étant rentrés, c’est la saison des petits fruits qui succèdent aux fraises de juin : dès la Sainte-Anne, on peut y cueillir framboises, mûres et bleuets. Ces derniers prolifèrent dans une zone inculte, mais non pas stérile, qu’on appelle savane, à l’espagnole[1].
Suivant l’usage autochtone[2], chacun peut circuler dans les parcelles non cadastrées pour un propriétaire, des communs en libre accès comme toute forêt proche de lieux habités. Les riverains pratiquent la cueillette autant que l’agriculture. On y rencontre un voisin en quête de fruits ou de plantes médicinales, notamment durant la saison des atocas[3]. Dans un bois limitrophe d’une paroisse voisine, un raccourci non gravelé mène à l’autre village. Depuis l’apparition de l’automobile, peu de gens y passent.
Un midi de juillet, un vieillard semi-autonome, hébergé par un fils absent durant le jour, y prépare son repas. Il s’est installé près de l’étroit sentier sablonneux qui prolonge le rang des habitations. L’espace étant désert à cette heure-là, il improvise une cuisson. Profitant de la clairière du moment, il allume un petit feu sous un chaudron. Hélas, la terre est desséchée ; des brindilles s’envolent. Il suffit d’un moment d’inattention pour perdre la maîtrise du feu, qui s’étend vite dans les broussailles. Le vieil homme tente bien de l’enrayer en y jetant le peu d’eau qui lui reste : il est dépassé par la nature.
La marche du brasier profite d’un vent d’ouest : il se répand sur la largeur de trois terres alignées au sud-ouest. Ayant épargné la première maison, il menace la seconde, celle de nos voisins, séparés par la route et le cours d’eau de 6 m qui la franchit à cet endroit.
J’assiste à la résistance héroïque d’une famille de dix enfants : le père équipe ses fils de grands seaux ; on fait la chaîne à partir du puits et du ruisseau St-David, affluent de la Yamaska, peu abondant en plein été. Le chef de la famille terrorisée brave les flammes en projetant l’eau sur la paroi exposée de la maison où l’on voit jaillir des étincelles. L’ennemi commence à la lécher, tel un tigre avide, mais ne peut l’entamer. En face, le risque est presque nul : les voisins Joyal sont protégés par le coupe-feu naturel du ruisseau. Ils se mobilisent pour prêter main-forte aux Grasset.
La solidarité se manifeste : sitôt terminé le train des vaches, les voisins accourent pour aider la famille dont le cadet de sept ans ne sait plus à quel saint se vouer. L’arrosage préventif n’a pas de répit. De crainte d’une attaque au mur en déclin de cèdre, on fait appel aux services d’incendie d’un village situé à 10 km, puis à ceux de la ville distante de 20 km. Les jets d’eau sur la paroi surchauffée se prolongent, les renforts humains s’ajoutant au fur et à mesure. Quand arrivent les experts, ils s’installent près du pont pour immerger leurs boyaux. Heureusement, le danger a disparu. La maison a tenu bon, grâce aux pompiers locaux. À la tombée de la nuit, une pluie providentielle achève l’agresseur qui a semé l’émoi dans ce paisible milieu agricole.
L’année suivante, à l’ouest de la maison épargnée, on profita des retombées positives : l’enrichissement du terreau avait stimulé la repousse des plantes. Dès la fin de juillet, on vit accourir des visiteurs attirés par l’abondance des bleuets et des plantes médicinales. La manne offerte par le terrain naguère ravagé, dans la zone tourbeuse redevenue humide, accessible aux confins de trois municipalités, attira paysans et citadins à cet espace de style autochtone comparable à l’ejido mexicain[4]. Par un juste retour des choses, ils arrivaient des points de secours de l’année précédente.
Alors que la savane jadis malmenée par le feu retrouvait sa vigueur, la solidarité se fortifiait dans le partage de nouvelles ressources alimentaires et thérapeutiques.
[1] Le mot vient d’une langue autochtone d’Hispaniola (Haïti-République dominicaine), le taino.
[2] La population est diversifiée : plus de trois familles sont métissées d’Abénaquis, trois sont d’origine juive lointaine, deux ont un père aux traits antillais. Il y a des rejetons d’Irlandais réfugiés, des immigrés de Belgique, des agriculteurs improvisés revenus des États-Unis durant la Crise, des couples anglo-français, des migrants de Gaspésie et du Bas St-Laurent. Dans cette fondation interculturelle, l’égalité règne.
[3] Ce mot d’origine huronne-iroquoise est courant dans le pays abénaquis.
[4] Propriété collective gérée de concert par les habitants d’un village. Elle peut être cultivée en commun ou par des individus, selon les besoins évalués par la population.