Gérant d’une boite à chanson à 25 ans

Récit de Gilles Bilodeau

À l’été 1966, Notre-Dame-du-Portage se préparait à accueillir sa faune touristique annuelle. L’été serait mouvementé parce qu’une nouvelle piscine d’eau salée allait faire son apparition. La boîte à chanson Le Pionnier entreprenait sa deuxième année de spectacles. De dynamiques propriétaires de chalets, dont Alfred Rouleau, grand manitou du mouvement des Caisses Desjardins, tenaient à mettre Notre-Dame-du-Portage sur la carte touristique du Bas-du-Fleuve.

Il leur fallait un gérant débrouillard pour réaliser leur rêve de grandeur. Quoi de mieux qu’un jeune enseignant qui dispose de beaucoup de temps pendant les vacances d’été et qui, de plus, habitait Notre-Dame-du-Portage; ma conjointe Ida et moi avions élu domicile dans ce chaleureux village au bord du fleuve.

On m’a fait l’offre double de gérer à la fois Le Pionnier et la nouvelle piscine municipale. La boite à chanson allait recevoir des chansonniers les vendredis et samedis soir. La piscine, elle, serait ouverte sept jours semaine de 9 h à 22 h.

J’acceptai l’offre d’emploi sans trop savoir ce que mes tâches impliqueraient, mais j’avais bonne confiance que nous allions passer un merveilleux été. Depuis deux ans déjà, j’enseignais à l’Externat classique de Rivière-du-Loup, une école située dans la rue Saint-Pierre, pour ceux qui connaissent le coin. Ida et moi étions mariés depuis un an. Notre fils Richard n’avait que quelques semaines quand j’entrepris mes nouvelles fonctions.

Les derniers préparatifs de la piscine mettaient du temps à se terminer. Monsieur Léveillée, le plombier du village, était très en demande par les vacanciers désireux d’ouvrir leur chalet. Son travail à la piscine consistait à assurer le fonctionnement d’une pompe qui tirait l’eau du fleuve. Malheureusement, la pompe n’avait pas été conçue pour l’eau salée. Quel cauchemar ! La piscine annoncée depuis longtemps à grand battage médiatique se devait d’ouvrir coute que coute le 1er juillet. En plus d’étudier le problème de la pompe avec monsieur Léveillée, je voyais à l’embauche d’étudiants pour agir comme sauveteurs. Pierre Poulin, qui a longtemps été membre du Groupe d’appréciation de l’art, a fait ses débuts comme sauveteur cet été-là et en gardait un très bon souvenir.

Ne vivant au Québec que depuis quelques années, je connaissais peu le monde des chansonniers. Un avocat de Québec avait agi comme imprésario pour le recrutement des artistes. Le programme et les billets étaient disponibles dans les magasins et dans les hôtels du village. Pendant la semaine, à quelques reprises, j’annonçais le prochain spectacle en circulant en auto dans le village micro à la main et haut-parleurs installés sur le toit. Lors des spectacles, des bénévoles accueillaient les spectateurs et se chargeaient des billets. En peu de temps, tout le village reconnaissait ma voix et avait appris le nom du jeune papa qui gérait les activités d’été du village. Dépendre de bénévoles fidèles, comme j’ai le plaisir de le faire à la Corpo, remonte à ces premières expériences de gestion.

Mon rôle comme gérant était d’accueillir les artistes et de voir avec eux les besoins d’équipement. Ils disposaient d’une petite salle pour se maquiller et pour déposer leurs effets personnels. Je devais aussi les présenter en ouverture de spectacle.

Il m’était difficile de trouver de l’information sur les artistes. Étaient-ils des interprètes seulement ou également auteurs et compositeurs ? Leur poser la question aurait indiqué que je ne les connaissais pas beaucoup, presque une offense pour des artistes qui se croyaient souvent bien connus.

Dès la première semaine de juillet, Le Pionnier accueillait Jacqueline Lemay, une artiste assez populaire dans les années 60. Habituée à des salles de spectacles avec techniciens chevronnés, elle s’adaptait mal à notre équipement de fortune tant pour le son que pour l’éclairage. Les nombreux essais tentés avec notre équipement nous ont mené à quelques minutes du début du spectacle. De mémoire, je n’avais pas eu le temps de me faire une beauté avant de monter sur scène pour la présenter aux spectateurs, ce qu’elle n’a peut-être pas apprécié non plus.

Je garde de très bons souvenirs du passage de Félix Leclerc avec qui j’ai pu passer du temps – il préférait parler avec moi plutôt qu’avec les journalistes qui auraient bien voulu l’interviewer. Il m’a fait mieux connaitre le Québec et son amorce d’un temps nouveau. Il s’est accommodé très bien de la pauvreté des jeux de lumières et de son. Les deux soirées avec Félix ont attiré le plus grand nombre de spectateurs de l’été 1966.

Quant à Pauline Julien, son rythme m’a étourdi. Elle est arrivée tard en après-midi pour un spectacle en début de soirée. Elle a pratiqué quelques chansons avec son musicien et elle est retournée à sa chambre d’hôtel. Rien sur ses besoins en jeux de lumières. Elle n’allait pas se servir de micro, sa voix suffirait pour cette salle d’une centaine de spectateurs. Elle est partie en coup de vent immédiatement après le concert du vendredi soir pour revenir à peine à temps pour le concert du samedi. Rien à redire de sa performance, mais comme gérant, j’ai trouvé le rapport avec madame Julien pour le moins difficile. Elle avait foulé les planches de grandes scènes de Paris, celle de cette grange convertie en théâtre d’été ne l’attirait peut-pas beaucoup.

Par ailleurs, ma conjointe Ida garde un excellent souvenir du passage de Pauline Julien au Pionnier. Clouée à la maison avec notre bébé Richard d’à peine quelques mois, sans nos familles à proximité pour prendre la relève de temps en temps, elle avait osé demander à notre voisine, madame Pelletier, une grand-maman, de s’occuper du bébé pendant les deux heures du spectacle.

La vigueur, la spontanéité et la rage de vivre de Pauline Julien ont transporté Ida dans un monde merveilleux. N’habitant le Québec depuis seulement un an, elle découvrait une artiste qui, à sa façon, incarnait une femme libre, une femme de la Révolution tranquille. Ida garde précieusement dans sa mémoire l’émotion du moment magique. Pauline Julien a déclenché chez elle un vif intérêt pour le monde culturel québécois, un monde qui n’a cessé de la fasciner.

L’été passa et je suis heureux d’avoir pu contribuer au succès de la boite à chanson et de la piscine municipale. Je m’en suis bien tiré, grâce entre autres aux prouesses du plombier Léveillée et de la jeune équipe de sauveteurs qui ont garanti le succès de cette première saison de la piscine d’eau salée sans que j’aie trop à m’en inquiéter.

Mon expérience de gestion du Pionnier et de la piscine ne dura qu’un été. L’année suivante, je devenais enseignant au Collège des Jésuites à Québec. Nous sommes retournés plusieurs fois dans le Bas-du-Fleuve rendre visite à des amis de Rivière-du-Loup. À chaque visite, nous prenions le temps de nous arrêter à Notre-Dame-du-Portage, un lieu de villégiature par excellence qui se réveille avec enthousiasme à chaque printemps pour recevoir les vacanciers.

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