Un récit de Gilles Bilodeau
En 1947, je mettais les pieds à l’école du village de Debden en Saskatchewan pour la première fois, une école qui regroupait environ cent cinquante élèves francophones, anglophones et métis. L’enseignement se faisait en anglais, sauf pour une heure de français et une demi-heure de catéchisme en fin journée pour les francophones. Même si je ne parlais pas anglais à mon arrivée à l’école, les religieuses francophones rendaient le passage du français à l’anglais relativement facile.
Nous habitions sur une ferme à cinq milles de l’école. Le trajet pour s’y rendre et pour y revenir avec une voiture tirée par un cheval ne posait pas de problème, mais dans notre cas, le cocher était mon frère Léonard de 8 ans qui débutait sa troisième année scolaire. Haut de mes six ans, j’étais fier de l’aider à s’occuper du cheval.
Le matin vers 7 h 30, notre père attelait Silver, une picouille de robe buckskin d’une vingtaine d’années qui avait appris à ne pas s’exciter pour un rien. Avec un aussi jeune garçon aux rênes, il ne fallait pas que le cheval parte à l’épouvante au moindre bruit.
Comme les élèves qui vivaient sur des fermes environnantes, nous laissions notre cheval dans une écurie à dix minutes de marche de l’école ; nous allions nourrir les chevaux sur l’heure du midi. À la sortie de l’école à 16 h, Léonard et moi attelions Silver à la voiture. Lui mettre la bride, le reculer entre les brancards, les fixer au collier et attacher les traits demandaient de la patience et un travail d’équipe parce que Silver n’avait aucune hâte de tirer la voiture pendant une heure pour se rendre chez nous.
Le trajet se faisait assez bien l’été. L’hiver posait un défi de taille. Debden est très au nord, aussi au nord que Radisson près de la baie James. Il y fait souvent un froid glacial. Les journées sont courtes de sorte que le matin quand nous partions pour l’école, il faisait encore nuit. Et nous revenions en fin d’après-midi dans la noirceur. Quand une tempête faisait rage, nous n’allions pas à l’école.
Je me souviens d’une effrayante tempête. Ce matin-là, tout semblait normal. Sur l’heure du midi, le temps se gâte. Vers 15 h, la directrice de l’école nous dit de partir avant que la neige ne s’accumule trop sur les sentiers que nous empruntions à travers les champs. Peu après notre départ, la noirceur est tombée.
Un cheval avec ses grands yeux voit très bien dans le noir, sauf quand la neige soufflée par un fort vent l’aveugle. Il doit alors se diriger avec ses pattes qui repèrent le sentier, ce qui ralentit de beaucoup sa course. Pendant cette fameuse tempête, le trajet qui prenait habituellement une heure en a pris deux heures et demie. De plus, nous étions totalement à la merci de Silver pour nous ramener chez nous puisqu’il était impossible à Léonard de voir où nous allions.
Nos parents étaient inquiets, mais ils ne pouvaient pas venir à notre rencontre avec l’auto de la famille parce que la route n’était pas déblayée l’hiver. Il était près de 18 h quand Silver s’est soudainement arrêté. En ouvrant la porte de notre petite caboose, nous avons aperçu la lumière d’une fenêtre de notre maison. Après plus de deux heures passées dans le noir, près du petit poêle qui nous tenait au chaud, nous étions de retour dans le confort de la maison. Papa a conduit Silver à l’étable. Notre bon cheval s’était mérité une double portion d’avoine.
Pour certains, il est difficile de comprendre que des parents confiaient à un garçon de huit ans l’entière responsabilité d’atteler et de conduire un cheval sur une distance de cinq milles deux fois par jour. À l’époque, à Debden, la chose était tout à fait normale. Nous vivions depuis notre enfance avec les chevaux. Ils faisaient partie de notre quotidien. À huit ans, nous avions déjà travaillé aux foins avec les chevaux, étions montés à dos de cheval pour aller chercher les vaches dans une prairie à un mille et nous nous étions amusés le dimanche à faire des courses à cheval avec les petits voisins. Nous parlions aux chevaux et ils nous comprenaient.
Encore aujourd’hui, quand je croise un cheval, je le salue et lui parle un peu. S’il est de race Quarter Horse et de robe buckskin, je l’appelle Silver.
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